Peut-on expliquer Marx aux nuls ?
Rédacteur : Alexandre Delaigue
Bonne question… Essayons.
Plus-value, capital constant, capital circulant chez Marx
Marx présente la monnaie comme intermédiaire des échanges. C’est à dire qu’un échange s’effectue selon le cycle marchandise échangée contre de l’argent qui permet d’acquérir d’autres marchandises (cycle marchandise-argent-marchandise, ou M-A-M). Mais il existe un autre cycle, le cycle par lequel l’argent devient du capital, le cycle dit Argent-Marchandise-Argent (A-M-A). Le capitaliste va en effet avancer de l’argent pour produire des marchandises et retirer de l’argent du produit de leur vente. Le capital chez Marx est donc, comme chez les classiques, une avance. Cependant, personne ne s’amuserait à se lancer dans un processus par lequel en avançant 1000F on récupère 1000F au final. En réalité la somme d’argent finale est supérieure à la somme initiale, le vrai cycle devrait donc s’écrire A-M-A’ avec A’>A. La différence entre A’ et A, le gain réalisé par le capitaliste, est appelé par Marx plus-value.
Reste cependant à expliquer l’origine de cette plus-value. N’oublions pas (voir ci-dessus) que le prix de vente des marchandises est déterminé par la quantité de travail incorporée dans celles-ci. Dans le même temps le salaire des ouvriers correspond a leur salaire de subsistance. Pour que le capitaliste réalise un gain, il faut donc qu’il y ait écart entre valeur des marchandises produites et salaires de subsistance de l’ouvrier. Pour cela il suffit que la durée du travail de l’ouvrier soit supérieure à la quantité de travail nécessaire à la reproduction de sa force de travail.
Prenons un exemple chiffré. Supposons que le salaire horaire soit de 10F et que la somme nécessaire à la reproduction de la force de travail d’un ouvrier soit de 60F, soit 6 heures de travail. Supposons maintenant que pour produire 10m de tissu il faut des matières premières valant 10 heures de travail, et une journée de travail ouvrier soit 10 heures de travail. La valeur des 10m de tissu sera alors de 10+10 heures de travail soit 20 heures, soit 10×20 = 200 F.
Dans le même temps le capitaliste a avancé 10 heures de travail pour acheter des marchandises, soit 100F. Le salaire nécessaire à la reproduction de la force de travail de l’ouvrier, soit 60F.
Il vend donc son produit 200 en ayant avancé 160, et réalise ainsi une plus value de 40F. Ce processus par lequel le capitaliste extrait la plus value des travailleurs est appelé “exploitation” par Marx. C’est le système capitaliste qui pour assurer un revenu au capital, aboutit à prendre aux travailleurs une partie de la valeur de leur travail.
Le capital avancé peut donc être divisé en deux parties. une partie sert à acquérir des facteurs de production qui ne font que transmettre leur valeur travail au produit fini (dans notre exemple, la matière première, qui incorpore exactement sa valeur travail au tissu), elle est appelée capital constant car elle ne crée pas de plus-value.
Le capital avancé aux salariés est appelé capital variable. Pour le capitaliste en effet, ce capital fonctionne différemment du capital fixe qui ne rapporte que la somme qui a été avancée. Dans notre exemple, en avançant 60 F au salarié, le capitaliste reçoit 100F en retour, donc une plus-value. On aboutit à une idée centrale chez Marx : seul le travail est producteur de plus-value.
Remarques sur la plus-value :
– la distinction marxienne entre capital fixe et circulant est différente de la conception standard : on considère en général comme capital fixe celui qui permet d’acquérir des immobilisations, des biens de capital durable, le capital circulant correspondant aux biens qui disparaissent dans le processus de production, donc les facteurs de production non durables (le blé transformé en farine) et le travail. Marx distingue capital fixe et circulant dans ce qu’ils sont ou non générateurs de plus value.
– Une conséquence très forte de l’analyse marxienne est de considérer que le capital fixe ne crée pas de valeur, que seul le travail est créateur de plus-value. Or cette conception est discutable. La rémunération du capital fixe peut en effet être analysée comme rémunération de la valeur créée par le temps (la durée) le risque, et l’incertitude. Le temps est en effet créateur de valeur : le processus de production nécessite une durée entre le lancement de la production et la commercialisation effective du produit. Dans le domaine agricole par exemple, la création de valeur par le temps est très claire : on peut travailler tant qu’on le voudra, il faudra néanmoins attendre pour bénéficier du produit de la récolte. Or cette attente a un coût : pendant que l’on attend, il faut payer les ouvriers, payer les apporteurs de matières premières, il est donc nécessaire de disposer d’une avance. Or les individus valorisent la consommation immédiate plus que la consommation future : la rémunération de leur attente correspond dans ce cas à ce décalage entre valeur (perçue) d’une consommation immédiate et d’une consommation future. De même, il n’est pas sûr qu’au terme de la production, celle-ci sera vendue : cela dépend d’aléas climatiques, des goûts changeants des consommateurs. Il est donc possible que le capitaliste ne récupère pas son avance dans un certain nombre de cas. Si par exemple une fois sur 10 la production ne peut être vendue, le capitaliste demandera une rémunération de 10% sur son avance pour avoir la certitude de ne pas perdre d’argent. De ce point de vue la prise de risque a créé de la valeur (ou du moins, évité que de la valeur ne disparaisse) et doit donc être rémunérée. Le cas de l’incertitude (risque non probabilisable) est identique.
– Le terme d’exploitation est sujet à controverse car il suppose que le capitaliste pratique l’extorsion sur le salarié (il a une connotation péjorative). Or dans l’analyse de Marx tel n’est pas le cas. La production capitaliste est un rapport social, et l’exploitation est inéluctable. Elle ne résulte pas de la “méchanceté” du capitaliste mais de l’existence d’une classe de capitalistes (qui détiennent les moyens de production et doivent bien vivre) et d’une classe de prolétaires (qui ne disposent de rien d’autre que de leur force de travail, et qui ne peuvent faire autrement que la vendre). Notons que cette analyse sociologique centrée exclusivement sur le rapport entre capitalistes et prolétaires est elle même critiquable, même à l’époque de Marx. Marx constatait lui-même que de nombreuses personnes ne participaient pas de cette relation (par exemple les fonctionnaires publics) mais les considérait comme une anomalie vouée à disparaître à brève échéance. Tel n’a pas été le cas.
Plus-value et profit, composition organique du capital
Reprenons l’exemple ci-dessus. Il apparaît que la valeur de la marchandise vendue (M) peut se décomposer de la façon suivante :
M = c + v + pl
Avec c capital constant, v capital variable, et pl plus-value. Mais le capitaliste ne se préoccupe pas de la différence entre capital fixe et circulant, seule compte pour lui la différence entre capital avancé et prix de vente final de la marchandise. Son profit sera donc égal au montant de la plus-value, et son taux de profit p sera égal au rapport suivant :
p = pl / (c + v)
soit dans notre exemple : 40-160 = 25%.
Le taux de profit doit être distingué du taux de plus-value (pl‘), qui se calcule lui comme le rapport entre la plus-value réalisée et le montant avancé pour bénéficier de la valeur du travail, soit :
pl’ = pl / v
Si l’on divise dans l’équation déterminant le taux de profit numérateur et dénominateur par v, on peut alors exprimer le taux de profit en fonction du taux de plus-value :
p = pl’ / (c/v + 1)
c/v est appelé par Marx composition organique du capital. Ce rapport exprime une donnée technique, à savoir la part relative du capital fixe par rapport au capital variable.
Remarque : cette relation aboutit à poser un problème insoluble dans l’analyse marxiste. En effet, Marx fait l’hypothèse que les taux de plus value sont identiques dans toutes les branches (et il n’est pas possible de faire autrement, sauf à supposer que certaines branches font plus travailler leurs ouvriers que les autres). Or Marx fait par ailleurs l’hypothèse selon laquelle la concurrence entre les capitaux va conduire les taux de profit à s’égaliser (ce qui est là encore logique : en situation de concurrence, si le taux de profit est inférieur dans une branche de l’économie, aucun capitaliste n’y investira). Mais dans ces conditions, la seule façon par laquelle les taux de profit peuvent s’égaliser, c’est par l’égalisation des compositions organiques du capital dans toutes les branches. Or cette conclusion va totalement à l’encontre de la réalité, dans laquelle on voit des branches de l’économie très différentes du point de vue de leur composition organique présenter des taux de profit similaires. Ce problème est appelé “problème de la transformation des prix en valeurs” et n’a pas à ce jour trouvé de solution. L’analyse Marxiste ne permet pas d’expliquer correctement la formation des prix et des profits.
Accumulation du capital et baisse tendancielle du taux de profit
Dans ce qui précède nous avons considéré la formation de la plus-value dans un cycle de production A-M’A’. Considérons maintenant la succession de plusieurs cycles de ce type. Supposons un capitaliste qui investit dans un secteur 250 000 FRF, 200 000 de capital fixe et 50 000 de capital circulant. La production qui en découle est vendue 300 000 FRF, ce qui assure au capitaliste une plus-value (un profit) de 50 000 (soit un taux de plus-value de 100% pour un taux de profit de 20%). Le capitaliste peut fort bien décider de consommer intégralement sa plus-value; Mais en pratique il n’y a pas intérêt. En effet, supposons qu’à la seconde période il réinvestisse l’ensemble du produit de ses ventes de la première période. Il investira alors 240 000 de capital fixe et 60 000 de capital circulant (la composition organique du capital restant inchangée). Le taux de plus-value de 100% restant le même, la plus value sera alors de 60 000, donc la valeur vendue de la production sera de 360 000. Le réinvestissement de la plus-value initiale permet donc au capitaliste de bénéficier d’un profit supérieur (il a en effet gagné 10 000 de plus que dans la période précédente). Et il peut recommencer le processus avec ses 360 000, avec 72 000 de capital circulant et 288 000 de capital fixe, pour un profit encore supérieur (cette fois égal à 72 000). Etc, etc.
Le désir de réaliser toujours le plus grand profit possible conduit donc le capitaliste à réinvestir sans cesse la plus-value dans la production, et il en résulte une accumulation perpétuelle de capacités de production. Le capitaliste est donc chez Marx “l’agent fanatique de l’accumulation, qui force les hommes, sans merci ni trêve, à produire, et les pousse instinctivement à développer les puissances productives et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d’une société nouvelle et supérieure”. (Le capital, tome 1). Marx pose ainsi le capitalisme comme une étape dans l’histoire de l’humanité, dont le but est d’accumuler des capacités de production considérables qui lorsqu’il disparaîtra, seront en place et permettront enfin aux hommes de bénéficier de la richesse qu’ils créent. Reste à expliquer comment le capitalisme va céder la place à une autre société, donc ce qui dans son fonctionnement même le conduit à subir des tensions telles qu’il finira par ne plus s’en remettre.
Si l’on reprend l’analyse de l’accumulation, on peut constater que dans notre exemple, la composition organique du capital et le taux de plus value restant constants, les capitalistes sont amenés à acheter en permanence plus de travail. Or la population n’augmente pas (puisque le salaire ne permet que la reproduction de la force de travail existante) donc cela doit créer des tensions sur le marché du travail, donc une hausse des salaires. Mais si les salaires augmentent, la plus-value sera moindre, l’accumulation moins importante, donc la demande de travail va a nouveau diminuer pour ramener le salaire à son niveau initial.
Ce phénomène intervient et provoque des crises cycliques, mais vient s’y ajouter un autre élément : les changements dans la composition organique du capital. En effet, le progrès technologique conduit sans cesse à utiliser plus de machines et moins de travail humain : cela conduit la composition organique du capital a augmenter. Mais si l’on reprend la formule déterminant le taux de profit :
p = pl’/(c/v +1)
On voit alors qu’une augmentation de la composition organique du capital aura pour effet de réduire le taux de profit. Remarquons que cette baisse du taux de profit n’implique pas la baisse du profit total : il suffit pour que le profit total monte que l’accumulation compense la baisse du taux. Par exemple si le taux de profit passe de 20 à 10%, si le montant des capitaux investis fait plus que doubler, le montant total du profit augmentera alors que le taux de profit baisse. Mais cette accumulation plus forte nécessite la concentration des capitalistes, alors même que les changements de composition organique du capital conduisent les capitalistes à licencier les travailleurs superflus (on trouve ici une analyse similaire à celles des classiques, selon laquelle les machines créent du chômage). Il y a donc à la fois concentration du capital, baisse tendancielle du taux de profit (cette baisse tendancielle pouvant être temporairement contrariée) et augmentation de ce que Marx appelle “l’armée de réserve” des chômeurs. Le résultat en est résumé par ce passage résumant l’analyse marxienne de la fin du capitalisme :
“Simultanément à cette centralisation, où à cette expropriation de multiples capitalistes par quelques-uns d’entre eux, se poursuit l’enveloppement de toutes les nations dans le filet du marché mondial, et simultanément s’affirme le caractère international du régime capitaliste. En même temps que diminue constamment le nombre des magnats du capital, qui usurpent et monopolisent tous les avantages de ce processus de transformation, s’alourdit le fardeau de la misère, de l’oppression, de l’esclavage, de la dégradation, de l’exploitation; mais parallèlement, grandit également la révolte de la classe laborieuse, d’une classe dont le nombre augmente constamment et qui est disciplinée, unie, organisée précisément par le mécanisme même du processus de production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a germé et fleuri en même temps que lui et sous son contrôle. La centralisation des moyens de production et la socialisation de la main d’oeuvre atteignent finalement un point à partir duquel ils cessent d’être compatibles avec leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe éclate. Le glas de la propriété capitaliste sonne. Les expropriateurs sont expropriés.” (Le capital, tome 1).
Quelques remarques. Si l’on considère toutes les prédictions effectuées par Marx, bien peu se sont réalisées. La baisse tendancielle du taux de profit n’a jamais eu lieu : N. Kaldor a mesuré l’évolution du taux de profit au cours des XIXème et XXème siècles pour constater que celui-ci est resté constant sur toute la période.
De même, la paupérisation accrue des salariés sous l’effet du machinisme ne s’est pas produite, et la concentration du capitalisme malgré l’apparition des grandes entreprises est restée identique.
Enfin, alors que Marx prédisait l‘avènement de la révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés, celle-ci a eu lieu dans des pays fort peu capitalistes, et de dictature du prolétariat a surtout conservé la dimension “dictature”.
Les éléments vus plus haut permettent d’expliquer ces phénomènes. L’analyse marxienne de la formation du profit est fausse et aboutit à des contradictions internes au modèle. La conception marxienne des classes sociales était fausse à son époque et l’est devenue encore plus après, avec la constitution d’une classe moyenne majoritaire dans tous les pays capitaliste, classe dont la source principale de revenu est le travail mais qui reçoit aussi des revenus du capital. Enfin l’analyse marxienne des effets du machinisme sur la paupérisation des salariés est fausse : en pratique, les gains de productivité permettent la hausse de toutes les rémunérations et les machines n’ont pas condamné une fraction croissante du prolétariat au chômage. L’accumulation des moyens de production, bien vue par Marx, a permis contrairement à ses pronostics l’accroissement de la consommation de tous et n’a pas bénéficié aux capitalistes uniquement. Elle a permis au contraire l’extension des fonctions publiques, et le développement de biens publics comme les systèmes de santé, d’assurance sociale, bénéficiant aux salariés.
Reste dans l’analyse dynamique marxienne une analyse des cycles économiques courts qui si elle est fondée sur des prémisses fausses, reste vérifiée (et l’on peut effectivement expliquer les cycles courts de 10 ans comme des crises de sous-consommation, comme le faisait Marx. Il reste à y incorporer la dimension monétaire, chose que Marx n’a pas pu faire en raison de la faiblesse de sa théorie monétaire).