La question et sa réponse

Le libre-échange a-t-il historiquement été facteur de croissance et de développement ?

Rédacteur : VC

On va commencer par les pays développés. Si on fait la bête corrélation entre périodes de crise et périodes de protectionnisme et de libre-échange, on constate un lien direct. À savoir, que le protectionnisme se développe en période de crise et que le libre-échange a plutôt la cote en période de croissance. Sans pour autant pouvoir en tirer une règle générale (le protectionnisme est souvent une réponse politique à la crise).

Maintenant, il est très clair que le protectionnisme peut être une réponse à une crise conjoncturelle (et que le libre-échange peut amplifier les effets d’une déflation en réduisant encore les prix). C’est ce que constatait Keynes et que constate Bairoch dans l’histoire du XIXème. Le problème, c’est qu’à l’époque, la politique monétaire n’existait pas. L’étalon-or l’interdisait. Or actuellement, on ne vit plus dans un tel régime, ce qui fait que les monnaies peuvent être dévaluées ou réévaluées, et que l’on peut augmenter la masse monétaire en cas de crise. Donc, le protectionnisme comme moyen d’augmenter les prix et de réduire la déflation apparaît comme le plus mauvais moyen. C’est ce qui a été montré dans les années 60 : lorsqu’il y a un problème dans un pays (dans un cas très général) et que les échanges internationaux amplifient ce problème, le protectionnisme est toujours la plus mauvaise façon de résoudre le problème. C’est comme prendre de l’aspirine quand on a une tumeur au cerveau : sur le moment, ça soulage, mais la tumeur reste.

Si on se place maintenant dans une perspective plus large, et que l’on cherche à savoir si historiquement le libre-échange est une condition suffisante pour croître, la réponse est certainement non. Est-ce une condition nécessaire? Disons qu’un certain degré d’ouverture est indispensable à la croissance. On n’a jamais vu de pays se développer tout seul dans son coin. Quant à dire que le libre-échange intégral (qui de toute façon n’a pas été appliqué) est la meilleure solution, c’est encore autre chose : en effet, on peut imaginer alors que le mercantilisme est la bonne politique. Et le fait est qu’il n’y a pas de corrélation entre degré d’ouverture et croissance. Certains pays se sont développés en étant plutôt des économies fermées, d’autres en étant des économies très ouvertes, d’autres ont périclité indépendamment de leur degré d’ouverture. Disons quand même que les pays qui ont choisi de se fermer progressivement aux échanges sur longue période ont systématiquement périclité.
Donc il n’y a pas historiquement de règle générale. Parce que tout simplement, la croissance dépend de la combinaison de tout un tas de facteurs, et que les échanges ne sont qu’un adjuvant. Mais un adjuvant potentiellement très utile, et qui n’est nuisible qu’aux pays qui de toute façon auraient périclité.

L’expérience du XXème siècle est plus univoque. Les tarifs Smooth-Hawley n’ont pas provoqué la crise de 29; mais la vague de protectionnisme des années 30 est reconnu unanimement (même par Bairoch) comme la cause principale de la durée de la crise des années 30. Depuis la seconde guerre mondiale, l’accroissement des échanges est allé de pair avec la croissance. Et au XXème siècle, pour en arriver aux pays en développement, on n’a pas d’exemple de pays qui ait réussi à s’en sortir sans ouverture internationale. C’est à dire, sans commencer par vendre ses produits aux pays riches qui peuvent se les payer. La croissance des pays asiatiques a été uniquement due à leur ouverture, qui leur a permis d’acheter le stock de capital aux pays développés en payant avec des produits importés fabriqués avec de la main d’oeuvre à bon marché. Il y a l’exemple du décollage japonais après la seconde guerre mondiale, mais ce pays était déjà industrialisé avant; et l’analyse des faits montre que ce pays ne s’est pas développé grâce aux secteurs protégés mais grâce à des secteurs qui ne bénéficiaient pas de tels avantages. Le Japon a successivement privilégié l’acier (qui n’a rien rapporté, à part une place de premier producteur mondial, mais cela n’a pas grand intérêt) puis les semi-conducteurs, mais il a crû grâce aux biens de consommation.

Donc, l’état actuel de l’expérience historique tendrait à être plutôt favorable au libre-échange. Certes, il n’est pas indispensable à la croissance des pays riches, mais il l’accroît. et il est nettement bénéfique pour les pays en développement.
On peut ajouter un autre élément, plus intellectuel. Le fait est que depuis Smith, le libre-échange a toujours eu la faveur des économistes. Personne n’a jamais réussi à démontrer de façon convaincante en quoi le protectionnisme pouvait être préférable au libre-échange. Pourtant, ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué. Depuis l’argument des termes de l’échange de Torrens, en passant par Malthus, puis List avec ses industries naissantes, puis Manoilescu avec l’argument de la paupérisation du travail. Même Keynes, qui avait compris que tant que les pays n’abandonneraient pas la “relique barbare” qu’est l’étalon-or ils courraient le risque de crise nécessitant un protectionnisme temporaire (risque qui a disparu depuis l’abandon dudit étalon-or) ou les tenants grandiloquents de l’échange inégal, et j’en oublie. Personne n’a réussi à montrer que le protectionnisme était supérieur au libre-échange. Ce qui fait qu’intellectuellement, le libre-échange garde sa prééminence en économie. Et qu’il est sorti de la problématique générale du laisser-faire, tant et si bien que même les économistes opposés au laisser-faire intégral restent favorables au libre-échange intégral.

Donc voilà. Pas de certitude historique, mais le protectionnisme est bien plus nu que le libre-échange. Parce qu’il ne détient aucun argument intellectuel, et que s’il est possible de trouver des pays protectionnistes qui se sont développés, cela ne prouve pas grand-chose.

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