Comment évolue la dette publique ?
Rédacteur : Stéphane Ménia
La contrainte budgétaire de l’État et la dette publique
La base
Si la possibilité de s’endetter n’existait pas, un État devrait égaliser chaque année ses recettes Tt et ses dépenses Gt : Tt = Gt
Les recettes sont soit de type fiscal, soit autres (revenus des entreprises publiques, par exemple). Les dépenses portent sur les consommations et investissements publics et sur les transferts. Par convention, on suppose que toutes les dépenses ont lieu à la fin de l’année.
On invente le principe de la dette publique. Cela se passe au début de l’année t. Elle est d’un montant Bt. Qu’est-ce que ça change ?
Durant l’année t, l’État pourra dépenser Bt en plus de Gt initialement prévu. Cette dépense supplémentaire n’est pas couverte par une recette de plus, mais par une dette, d’un montant Bt+1 au début de t+1 (ou à la fin de t, ce qui revient au même). Elle complète les recettes Tt+1 dans le financement des « dépenses », désormais Gt + Bt.
Les prêteurs n’étant pas bénévoles, une dépense de plus vient s’y ajouter. Il s’agit du paiement des intérêts sur le prêt de Bt pendant un an. Ces intérêts sont payés en fin d’année t, au taux d’intérêt en cours en début d’année t (au moment où la dette est contractée), soit it.
Au total, la « dépense » pour t est donc Gt + Bt + itBt. Et le financement se fait grâce à Tt + Bt+1. D’où l’égalité (qu’on appelle un « équilibre emplois-ressources ») :
Tt + Bt+1 = Gt + Bt + itBt
Notons que Gt peut inclure des dépenses correspondant à un remboursement de la dette. Ce montant peut être considéré comme une baisse des dépenses de consommation, investissement et transferts, un genre de dépense négative. On pourrait distinguer les deux, mais ce n’est pas nécessaire, alors que cela alourdirait les notations. On aurait quelque chose comme :
Gt = G0t – At
Gt les dépenses nettes de l’amortissement de la dette.
G0t les dépenses, remboursement de la dette inclus.
At l’amortissement de la dette en t.
Ce qui nous intéresse pour la suite est de voir l’évolution de la dette au cours du temps.
Il faut parler du même déficit pour se comprendre
On peut voir l’évolution de la dette entre t et t+1 en réorganisant l’équation de la façon suivante (Bt passe à gauche et Tt à droite) :
Bt+1 – Bt = (itBt + Gt) – Tt
La variation de la dette (l’écart entre sa valeur en t+1 et sa valeur en t, à gauche) est égale à toutes les dépenses en t moins les recettes fiscales en t (à droite).
Ce qui veut simplement dire : « La dette augmente quand il y a un déficit budgétaire et elle baisse quand il y a un excédent budgétaire ». Le terme de droite est l’opposé du « solde budgétaire » de l’État. Un solde se calcule (recettes – dépenses). (dépenses – recettes) donne aussi le solde, mais sous forme de déficit.
Solde budgétaire (déficit budgétaire) en t = (itBt + Gt) – Tt
Un point important apparaît : la distinction entre solde budgétaire et solde primaire. Beaucoup de commentaires autour de la variation de la dette reposent sur la notion de solde primaire sans que ce soit forcément évident ou parlant pour le public. On pourrait donc avoir tendance parfois, à tort, à confondre les deux.
Un solde est (assez logiquement) considéré par le quidam comme la prise en compte de toutes les dépenses et de toutes les recettes. Ici, c’est le solde budgétaire, (itBt + Gt) – Tt qui correspond à cela. En matière de finances publiques, on raisonne régulièrement sur le solde primaire, hors intérêt de la dette du côté dépenses.
Solde primaire (déficit primaire) en t = Gt – Tt
La prise en compte d’un solde dans lequel ne figurent pas les intérêts de la dette est justifiable pour au moins deux raisons.
D’une part, si on n’extrait pas les intérêts, on aura du mal à voir l’effet des évolutions du taux d’intérêt sur l’évolution de la dette. On dit souvent que la dette de l’État a un horizon infini. C’est vrai, dans un sens. L’État peut en général prolonger sa dette dans le temps sans autre limitation que sa durée de vie, infinie par définition (ce qui fait une grosse différence avec vous et moi). Mais les crédits souscrits par l’État ne le sont pas une fois pour toute. Si l’État a besoin de 500 millions d’euros pendant 10 ans, ce sont de nombreux crédits d’une durée de moins de 10 ans qui lui permettront de disposer de ce capital pendant les 10 années. Ce qui veut donc dire divers contrats souscrits avec des taux d’intérêt différents, en fonction des conditions du marché au moment de la souscription. Même sans ce renouvellement, quand la dette augmente, il faut souscrire de nouveaux emprunts, pas forcément au même taux. Dans ce cas, le taux d’intérêt moyen sur l’ensemble des emprunts est modifié au cours du temps. La mise à l’écart des intérêts sur la dette dans l’évaluation du solde est pratique pour étudier l’impact de la variation des taux d’intérêt sur la dette.
D’autre part, en termes de variables d’ajustement, l’État ne peut agir ni sur la dette passée Bt, ni sur les taux it (déterminés sur le marché monétaire). Les variables sur lesquelles il peut avoir un pouvoir sont les recettes Tt et les dépenses autres que les intérêts de la dette Gt. Pour déterminer une politique de la dette, c’est donc le solde primaire qui importe (car ce sont ses composantes qui sont manipulables). Notons que lorsqu’on dit que les variables d’action sont les recettes Tt et les dépenses autres que d’intérêts sur la dette Gt, on doit préciser « une partie ». Les recettes dépendent largement de la conjoncture et de la disposition à payer l’impôt des contribuables. On ne les manipule pas à loisir, notamment à la hausse. Les dépenses, elles, sont soumises à des contraintes d’ordre soit politique, soit conjoncturel (les deux se mêlant).
À ce stade, on peut au moins avancer une chose : ne pas voir la valeur de la dette augmenter d’une année sur l’autre implique obligatoirement de ne pas avoir un déficit budgétaire (un solde budgétaire négatif). La sagesse populaire est respectée. Il n’y a pas de miracle possible : quand vos dépenses totales sont supérieures à vos recettes totales, le montant de votre dette ne peut pas diminuer, il augmente.
Dette ou poids de la dette ?
Que faire avec l’évolution de la dette ? Dire qu’elle est plus élevée ou plus basse d’une année sur l’autre en fonction des différents éléments qui composent notre équation de base.
Bt+1 – Bt = (itBt + Gt) – Tt
Si le taux d’intérêt it est élevé, alors la hausse de la dette est plus marquée que s’il est bas. Même chose si la dette initiale est plus élevée (les intérêts seront gonflés aussi). Si les dépenses en t sont élevées, la hausse de la dette sera plus élevée que si elles sont faibles et si les recettes sont faibles, même conclusion, la dette augmente davantage.
Qu’apprend-on du constat d’une hausse de la dette en valeur absolue ? Pas grand-chose, en fait.
En restant dans le simple cadre qu’on peut appeler « orthodoxie financière », quel est le risque attaché à la dette ? C’est le risque d’insolvabilité. L’impossibilité de payer ce que l’on doit, c’est-à-dire l’impossibilité que ses revenus permettent de payer les échéances. On ne va pas parler de soutenabilité de la dette en détail ici. Mais disons pour résumer que la soutenabilité donne une évaluation de la possibilité pour l’État de rester solvable pendant les x années à venir, compte tenu de ce qu’on peut attendre de l’évolution de ses revenus et de l’évolution de ses dépenses. Pour le moment, on va simplement admettre que voir sa dette augmenter par rapport à ses revenus est une mauvaise nouvelle (en vérité, c’est plus compliqué, il faut savoir à quel horizon on se fixe et ce qui peut se passer entre temps ; mais bon…).
Pour un État, qu’est-ce qui mesure le revenu ? Les recettes Tt. De quoi dépend Tt ? Pour l’essentiel, des prélèvements obligatoires (impôts, taxes, cotisations, etc.). Ces prélèvements dépendent des revenus créés dans l’économie sur une année, à savoir le PIB. Par conséquent, les revenus de l’État évoluent avec le PIB. Cela suppose qu’on ne change rien à la façon dont les prélèvements obligatoires sont fixés. Si on réduit le taux d’imposition, les recettes fiscales peuvent baisser, alors même que le PIB augmente (ce n’est pas la seule possibilité, mais elle existe).
On peut prendre comme hypothèse simple qu’il existe un lien proportionnel entre Tt et le PIB en t, Yt, du genre : Tt = τYt (avec 0 < τ < 1) et que ce lien est relativement stable. τ ne varie pas au cours du temps (ce qui n’est pas vrai, mais il ne varie pas très vite, donc…). On peut même appeler τ le « taux de prélèvements obligatoires ». En France, actuellement, τ atteignait environ 45,3% en 2017.
On a supposé que « voir sa dette augmenter par rapport à ses revenus est une mauvaise nouvelle ». Pour jauger la situation, il faut donc rapporter la dette aux recettes. Ce qui équivaut donc à rapporter la dette au PIB, puisque les recettes en dépendent par le biais de t.
Résumé : pour aller plus loin dans l’étude de la dette publique, il est utile de rapporter son montant au PIB et de raisonner sur le ratio dette publique / PIB. Soit, pour l’année t, Bt/Yt.
Et ce qui est génial, c’est que cela va nous permettre de faire apparaître tout un tas de choses « marrantes ».
Dynamique du ratio dette sur PIB
Pour alléger les notations, on définit le déficit primaire DPt = Gt – Tt. La dynamique de la dette se réécrit donc :
Bt+1 – Bt = itBt + DPt ou Bt+1 = (1+it)Bt + DPt
On va faire apparaître l’évolution du PIB nominal (voir ici pour plus de détails sur la distinction PIB nominal vs PIB réel) :
Yt+1 = (1+gt)(1+πt)Yt
gt est le taux de croissance en volume du PIB entre t et t+1 et pt le taux d’inflation entre t et t+1, qui traduit la croissance en valeur du PIB.
(1+gt)(1+πt) traduit l’évolution en valeur et en volume, il s’agit du taux de croissance nominal.
On définit les variables rapportées au PIB de la façon suivante :
Bt = Bt/Yt et dpt = DPt/Yt
On réécrit Bt+1 = (1+it)Bt + DPt avec ces variables, en divisant les deux membres de l’équation par Yt :
Bt+1/ Yt = (1+it)Bt/Yt + DPt/ Yt
Comme Yt+1 = (1+gt)(1+πt)Yt, on en déduit :
Yt = Yt+1 /(1+gt)(1+πt)
Et on a :
bt+1(1+gt)(1+πt) = (1+it)bt + dpt
Ou
bt+1 = [ (1+it)bt + dpt ] / (1+gt)(1+πt)
Première perspective : évolution de la dette sur une période pour deux économies différentes
On n’étudie pas l’évolution du ratio dette/PIB dans le temps, au-delà de l’année t. On se demande seulement ce que vaut bt+1 dans divers scénarios portant sur it, gt, pt et dpt. Ce qui revient à comparer des économies qui démarrent avec la même dette en t et pour qui les autres paramètres peuvent être différents. Et on se demande ce que seront leurs ratios de dette/PIB l’année suivante. Dans ce cas, on peut dire de manière évidente les choses suivantes. Toutes choses égales par ailleurs (on ne fait bouger qu’un paramètre à la fois) :
– l’économie qui a le taux d’intérêt le plus élevé aura un bt+1 plus élevé. Les intérêts de la dette sont gonflés.
– l’économie qui a le ratio déficit primaire/PIB le plus élevé aura un bt+1 plus élevé. Le déficit primaire contribue à un ratio de dette plus élevé.
– l’économie qui a le taux de croissance réel le plus élevé aura un bt+1 plus faible. Yt+1 étant plus élevé, le poids de la dette dans le PIB diminue.
– l’économie qui a le taux d’inflation le plus élevé aura un bt+1 plus faible. Même remarque que pour le taux de croissance réel, mais c’est la valorisation des quantités produites qui réduit le poids de la dette.
Deuxième perspective : évolution de la dette dans le temps pour une économie
Comment le ratio évolue-t-il dans le temps ? Dans une situation donnée, c’est-à-dire pour des valeurs de it, gt, pt et dpt données constantes au cours du temps, qu’est-ce qui fait que le ratio croît, décroît ou est stable au cours du temps ?
Il faut étudier le signe de bt+1 – bt.
bt+1 = [ (1+it)bt + dpt ] / (1+gt)(1+πt) – bt
Qu’on peut réécrire de la façon suivante :
bt+1 – bt = [ (1+it)bt + dpt – (1+gt)(1+πt)bt ] / (1+gt)(1+πt)
Comme 1/(1+gt)(1+πt) > 0, le signe de bt+1 – bt est le même que celui du terme entre parenthèses dans le membre de droite, (1 + it)bt + dpt – (1+gt)(1+πt)bt.
La dette augmente entre t et t+1 quand :
(1 + it)bt + dpt – (1+gt)(1+πt)bt > 0
En bricolant cette inéquation, on peut extraire la relation suivante :
dpt + itbt > [(1+gt)(1+πt) – 1]bt
En développant (1+gt)(1+πt) – 1, on obtient gt + πt + gt πt. Pour des petites valeurs de gt et πt, hypothèse plausible dans la réalité, on peut négliger le terme gtπt. Finalement, on a donc une hausse de la dette entre t et t+1 si :
dpt + itbt > (gt + πt)bt
Le terme de gauche est le déficit budgétaire en pourcentage du PIB. Le terme de droite est le produit du taux de variation (nominale) du PIB par la dette exprimée en pourcentage du PIB en t. Cette relation exprime le fait que la part du déficit budgétaire dans le PIB peut être positive sans accroître la part de la dette dans le PIB, dès lors qu’elle est en rapport avec la croissance du PIB, compte tenu de la dette existante.
Notez que l’on raisonne en ratios. Ce qui a été établi plus haut, à savoir qu’un déficit budgétaire accroît toujours la dette reste vrai. Ce que montre la relation ci-dessus est juste que le poids de la dette (pas la dette elle-même) peut baisser ou rester stable avec un déficit budgétaire. Le déficit est positif, la dette augmente, mais le PIB aussi, de sorte que le ratio dette/PIB peut connaître toutes les évolutions envisageables.
On peut déduire une autre remarque de ce résultat. Le poids de la dette dans le PIB décroît si :
dpt < (gt + πt)bt – itbt = (gt + πt – it)bt
En d’autres termes, il n’est pas toujours nécessaire de supprimer le déficit primaire pour que bt diminue au cours du temps. dpt peut être positif, à condition que (gt + πt – it)bt > 0, ce qui impose que gt + πt – it > 0 ou encore : gt + πt > it. Autrement dit, il est possible d’avoir un déficit primaire et néanmoins une baisse du ratio dette sur PIB, si le taux de croissance nominal du PIB gt + πt est supérieur au taux d’intérêt. Évidemment, un déficit primaire négatif, à savoir un excédent primaire, réduira d’autant plus le ratio de dette publique.
La croissance réelle et l’inflation réduisent le ratio dette sur PIB en dévalorisant le poids de la dette passée, celui de ses intérêts et compensent le déficit primaire. Si on veut stabiliser le ratio dette sur PIB, il suffit que cette condition soit réalisée pour pouvoir s’autoriser un déficit primaire égal à (gt + πt – it)bt. En revanche, si le taux d’intérêt est supérieur au taux de croissance, toute politique de stabilisation du ratio de la dette devra s’appuyer sur un excédent primaire (dpt < 0). Quand le taux d’intérêt est égal au taux de croissance nominal, l’équilibre primaire du budget stabilise la dette (dpt = 0).
Troisième perspective : on mélange tout
Comment évolue-t-il dans le temps quand on modifie les paramètres ? C’est un mélange des deux premières perspectives. Et pour le coup, ça devient vraiment le souk.
Parce que, imaginons que le taux de croissance réel (g) peut varier à chaque période (pour un tas de raisons). A la période d’après, à chaque fois, le ratio b peut évoluer de façon différente, selon l’évolution de g. Il devient compliqué de déduire simplement une trajectoire de la dette sur ces bases là puisque chaque inflexion aura un impact non seulement sur la période suivante (première perspective) mais également sur l’ensemble des périodes suivantes (deuxième perspective). Si on connaît les valeurs de g au cours du temps, bien sûr, cela ne pose pas de problème. Mais si ce n’est pas le cas a priori, comment établir une politique de la dette ?
Autre exemple : que se passe-t-il si le taux d’intérêt augmente (sous l’effet d’anticipations pessimistes des marchés financiers), alors que le déficit primaire est compatible a priori avec une dette stable ? Mécaniquement, le ratio de dette publique s’accroît.
De façon générale, ceci montre que les trajectoires de déficits et de dettes publics sont peu mécaniques et qu’il existe des tas de façons, partant d’une situation donnée (dépenses, recettes, dette, taux d’intérêt, taux de croissance, taux d’inflation et déficit donnés) pour arriver sur n périodes à un ratio dette/PIB spécifique. Pour assurer la soutenabilité d’une dette, diverses trajectoires sont envisageables. Laquelle est la meilleure ? Ceci dépend du bouclage macroéconomique, dont on touche quelques mots ci-dessous.
Peut-on raisonner comme si chaque variable bougeait seule ?
L’approche précédente est une approche comptable. Elle ne tient pas compte des relations macroéconomiques entre les diverses variables. Peut-on vraiment penser que :
– le déficit primaire est indépendant du taux de croissance ? Les recettes et dépenses dépendent par exemple du taux de croissance.
– le taux d’intérêt n’est-il pas lié au taux de croissance, au taux d’inflation ou au déficit primaire ?
– qu’il n’existe pas un lien entre déficit primaire à une période et déficit primaire à la période suivante ? Un genre de force de rappel qui fait que lorsque le déficit primaire tend à diminuer lorsqu’il est élevé à la période précédente et à croître lorsqu’il est bas à la période précédente.
Pour prendre ces aspects en compte, il faut un modèle macroéconomique qui vienne s’adjoindre au traitement comptable que l’on vient de voir. Ces éléments sont évidemment critiques. Mais ils nécessitent à eux seuls une autre question/réponse, voire même plusieurs…