Que vaut une vie humaine ?
Rédacteur : Stéphane Ménia
Vous pensez peut-être que la valeur d’une vie humaine est inestimable et que poser une mesure monétaire sur un être humain est moralement inacceptable. Ceci néglige un fait important : ce raisonnement peut vous écœurer, il n’en reste pas moins que vous le tenez à peu près tous les jours, sans vous en rendre forcément compte.
Votre logement est-il équipé de détecteurs de fumée ? Roulez-vous dans une voiture dont l’équipement de sécurité est ce qui se fait de mieux en la matière ? Avez-vous construit un abri anti-atomique dans votre jardin ? Faites vous réviser votre chaudière à gaz tous les trois mois (ou, pourquoi pas, tous les mois) ? Enfin, refusez-vous systématiquement de rouler dans un véhicule privé ou de transport en commun ?
Si vous avez répondu «non» à l’une de ces questions, alors nous avons le regret de vous annoncer que vous faites partie de ces êtres sans coeur qui estiment que la vie humaine a une valeur estimable monétairement. En effet, rouler sur une route, c’est déjà donner un prix à sa vie. Il s’agit d’un arbitrage réalisé entre, d’un côté, son espérance de vie (réduite – même très faiblement – dès lors que l’on prend le volant) et, de l’autre, des choses que vous ne pourriez pas obtenir dans prendre la route, telles qu’un salaire ou la satisfaction de partir en vacances. Des actes aussi banals montrent que s’il nous est éthiquement difficile de penser de façon explicite la valeur monétaire de la vie, implicitement, nous le faisons en permanence.
Comment évaluer une vie humaine ? Dans le passé, l’économiste avait l’habitude de considérer que la valeur d’une vie se mesurait par la somme des revenus futurs actualisés de la personne concernée. Cette approche du sujet, dans la lignée de la théorie du capital humain, estimait donc que nous valions ce que nous gagnions. La première conséquence logique de cette thèse est que si vous êtes ouvrier, votre vie vaut moins que celle d’un cadre, puisque vos revenus sont inférieurs. Mais, si cela peut vous rassurer, la vie de sa femme, mère au foyer, vaut encore moins que la vôtre, puisque sa production n’est pas rémunérée par le marché. Deuxième conséquence : la vie des personnes âgées ne vaut pas grand chose non plus, puisque leurs revenus d’activité sont plutôt derrière eux. Mieux, l’euthanasie est utile, puisqu’elle réduit le coût des retraites. Enfin, il y a plus étonnant encore : du fait de l’actualisation des revenus futurs (le fait de considérer qu’un euro aujourd’hui vaut plus qu’un euro dans dix ans), la valeur de la vie des enfants est très faible. Contrairement aux personnes âgées, leurs revenus futurs seront plus ou moins importants, mais ils seront réalisés bien plus tard, ce qui réduit fortement leur valeur actuelle.
Cette méthode d’évaluation n’est pas pertinente, car elle ne fait pas intervenir le jugement porté par les individus sur leur propre vie. Réduire la valeur de la vie à l’utilité procurée par le bien-être matériel ne prend pas en compte le fait que le simple fait de vivre procure une utilité. Or, ce jugement n’a aucune raison de correspondre à la somme des revenus futurs actualisés. Dans la mesure où l’utilité d’une évaluation de la vie humaine repose avant tout sur les comportements qu’elle engendre chez les individus, la méthode reposant sur le capital humain n’est pas adaptée.
Le problème de la valeur de la vie humaine s’appréhende mieux en posant la question suivante : quelle somme acceptez-vous d’abandonner pour voir votre espérance de vie augmenter ? Ou, formulée autrement, combien exigez-vous pour accepter une réduction de votre espérance de vie ?
Si vous acceptez de payer 10 000 € pour accroître d’un point de pourcentage votre probabilité de survie, alors cela signifie vraisemblablement que vous êtes prêt à consacrer cent fois plus pour préserver votre vie de façon certaine. Vous donnez ainsi le prix de votre vie, un million d’euros.
Votre voisin est-il prêt à payer la même somme ? Probablement pas. Prenons le cas où c’est une personne âgée et que vous êtes jeune. La probabilité de survivre diminue lorsqu’on vieillit, ce qui accroît la disposition à payer pour l’améliorer. Échanger de l’argent contre une vie rallongée quand celle-ci se rapproche de sa fin semble rationnel.
De la même façon, le prix que l’on est prêt à payer pour un gilet de sauvetage n’est pas le même selon que l’on se baigne dans une piscine municipale ou que l’on est sur le pont d’un bateau en perdition. La probabilité de survie est notoirement plus faible dans le second cas, ce qui y élève le valeur attribuée à la vie. Le contexte influence donc largement la valeur donnée à la vie, en raison des probabilités différentes de survie attachées aux différentes situations.
Une autre manifestation de ce phénomène s’observe lorsque des victimes d’accidents sont secourues. Si une personne tombe dans un ravin sur un chemin de randonnée fréquentée, on pourra toujours s’étonner qu’aucune barrières de protection, pourtant peu coûteuses n’aient été installées à cet endroit. On s’en étonnera d’autant plus, si on compare le coût occasionné par les secours. Pourtant, le principe est simple : avant que la personne ne soit tombée, la probabilité que quelqu’un meure est faible, justifiant de ne pas engager trop de moyens et traduisant une faible valeur de la vie pour les passants. Maintenant qu’une victime est au fond, clairement identifiée et que la probabilité de son décès est élevée, la valeur de sa vie est importante et les moyens mobilisés en rapport.
Dans cette approche, le revenu reste un élément qui influe sur l’évaluation de la vie humaine. Plus un individu est riche, plus il est en mesure de mobiliser de l’argent en faveur d’une augmentation de son espérance de vie. Néanmoins, il n’est plus le seul critère, dans la mesure où deux individus ayant le même revenu peuvent attribuer des valeurs différentes à leurs existences. Ce peut être le cas s’ils vivent dans des environnements familiaux différents, par exemple. Enfin, l’aversion au risque varie d’une personne à une autre. Celui qui aime prendre des risques sera disposé à moins payer pour voir réduite sa probabilité de décès que celui qui apprécie moins le risque.
Nous voici donc bien avancés : la valeur de la vie varie d’une personne à une autre, d’un lien à un autre, d’un âge à un autre, etc. Comment utiliser ce concept si, d’un cas à un autre, les évaluations divergent ?
On a recours pour cela à un concept légèrement différent, appelé «valeur statistique de la vie». Le problème n’est plus de savoir combien x ou y serait prêt à payer pour accroître ses chances de survie, mais de savoir, dans une population, ce que les gens sont prêts à donner pour sauver une vie. La contribution globale nous donne une estimation de la valeur donnée à une vie, dans l’absolu. Par exemple, imaginons que dans une population de 100 personnes, on sache que 10 mourront dans l’année. Si pour éviter un mort parmi les 10 condamnés, chacun est prêt à payer 10 000 €, alors la valeur d’une vie attribuée par le groupe est de 100 fois 10 000€, soit un million d’euros.
L’évaluation empirique de la valeur de la vie statistique repose sur plusieurs types d’observations. Une première méthode consiste à mesurer les écarts de salaires et les rapporter aux écarts de risque supportés dans le travail (mesurés par exemple par les taux de décès). Les études relevant de cette approche donnent une fourchette où une vie humaine vaut entre quatre et neuf millions de dollars. Dans une deuxième méthode, on s’intéresse aux choix de consommation des gens. Un cas typique consiste à comparer les prix de l’immobilier dans des endroits où la qualité de l’air est différente. En neutralisant l’effet d’autres variables déterminant le prix des immeubles, on peut alors estimer ce que les gens sont prêts à payer pour réduire les risques de mortalité liés à la pollution. Les estimations issues de cette méthode oscillent entre un et cinq millions de dollars. Enfin, il est possible d’établir un questionnement plus direct. On demande alors de répondre à des questions telles que : «combien seriez-vous prêts à payer en impôts supplémentaires pour permettre une mobilisation des services de secours plus rapides, sachant que cela pourrait sauver x vies par an ?», ou bien «Accepteriez-vous des péages plus élevés pour des routes plus sûres ?» ou encore «Êtes vous disposez à payer des franchises médicales plus importantes pour améliorer la qualité des soins médicaux ?». L’inconvénient de cette méthode, contrairement aux autres, est qu’elle ne met pas les gens en situation de choix réel. Dire que l’on est d’accord pour payer est plus facile si on n’a pas à le faire réellement. Toujours est-il que cette méthode donne des estimations proches de celles basées sur l’analyse des écarts salariaux.
Ces estimations peuvent servir de base à des politiques publiques en matière médicale ou de sécurité. Connaissant la valeur d’une vie, on peut appliquer une analyse de coût-bénéfice, qui consiste à comparer la somme dépensée à la valeur des vies sauvées. L’information communiquée par les individus sur la valeur qu’ils donnent à leur propre vie est un guide utile. Le problème réside dans le ciblage de certaines politiques, qui ne concernent des individus dont la valeur de la vie est plus élevée que la moyenne. Dans l’absolu, on peut par exemple mobiliser la quasi totalité des dépenses du système de santé pour accroître l’espérance de vie des malades les plus graves, puisqu’ils sont ceux dont la probabilité de survie est la plus faible.