Un 4ème éveil au goût un peu amer

Un livre me hante depuis quelques années. J’en relis régulièrement des passages : il me semble ne jamais l’avoir totalement compris et intégré, il me semble chaque fois découvrir une idée nouvelle qui m’avait auparavant échappé. Ce soir, je me rends compte que le scénario de la victoire de George W. Bush et de la défaite des démocrates y était inscrit. Toute personne souhaitant comprendre ce qui vient de se passer se doit, impérativement, de lire ce livre.

Ce livre a été écrit par l’historien économique Robert W. Fogel, et il est intitulé “the fourth great awakening and the future of egalitarianism” ce qui peut se traduire littéralement par “le quatrième grand éveil et l’avenir de l’égalitarisme”. J’avais chroniqué ce livre sur econoclaste, un an après l’avoir lu. En relisant ma chronique, je me rends compte à quel point ce livre était prémonitoire, et à quel point ce caractère m’avait à l’époque à la fois impressionné et échappé.
Ce livre décrit l’histoire des USA comme une suite de 4 “grands éveils” religieux, et les USA comme un pays tourné tout entier vers la quête de l’égalité. Ce dernier point n’est pas nouveau : Toqueville avait bien montré que l’Amérique se différenciait profondément de l’Europe de par le rôle fondamental joué par les sectes protestantes dans la vie publique (“30 religions et un seul plat” disait Talleyrand des USA) et surtout par l’égalité des conditions entre individus. On a souvent reproché à Toqueville d’avoir, dans sa présentation de l’égalité des conditions, négligé le sort des noirs esclaves; mais comme le montre Fogel, ce n’était que partie remise.
Fogel décrit en effet l’histoire de l’Amérique selon des cycles politiques dictés par des “grands éveils” religieux. Ces éveils religieux se caractérisent à chaque fois dans un premier temps par l’essor spectaculaire de la religion, avec des conversions massives à des formes “spectaculaires” de religion qui mettent l’accent sur la transformation que la conversion crée chez le nouveau converti. Chacun de ces “éveils” a profondément modifié le paysage politique américain, les politiques correspondantes, et l’organisation des partis politiques. Chacun de ces éveils a marqué une étape dans la construction de l’égalité entre américains.
Le premier, qui commence au 18ème siècle, part d’une réaction contre la corruption britannique; elle aboutit à l’indépendance des USA, le triomphe des idées des lumières (plus écossaises que françaises) et du droit naturel. Mais cette conception du droit naturel bute sur un obstacle infranchissable : les fondateurs de la société américaine sont déchirés entre deux droits naturels : la liberté, qui implique de libérer les noirs de l’esclavage; la propriété, qui implique de laisser leur droit aux propriétaires d’esclaves. Cette contradiction n’est résolue que par le second éveil, puritain, qui condamne l’esclavage sans rémission, comme un péché mortel. La “prise de pouvoir” des idées de cet éveil commence avec la guerre de Sécession, l’apparition du parti républicain (hostile aux esclavagistes) et atteint sa fin avec la prohibition (qui vise à corriger cette autre corruption morale qu’est l’alcoolisme, mais qui échoue). Le troisième éveil prend alors le relais : assis sur les religions évangélistes pratiquées en grande partie par les noirs (mouvement du gospel social), porté essentiellement par les démocrates, il culmine avec les programmes sociaux de Roosevelt et Johnson, la carrière de Martin Luther King, la disparition de la ségrégation raciale et l’avènement de l’affirmative action et de la défense des minorités.
Selon Fogel (et d’autres observateurs) les USA vivent aujourd’hui leur quatrième Grand Eveil. Les religions évangélistes connaissent un essor spectaculaire, au point que trois des récents présidents des USA les pratiquent : Jimmy Carter, Bill Clinton, et bien entendu, George W Bush, qui fait partie des millions d’américains qui se définissent comme des “reborn christians”. Aujourd’hui, les évangélistes représentent entre un tiers et 40% de la population américaine, mais toute la population est concernée : 80% des américains croient en Dieu et pensent qu’il les écoute dans leurs prières.
Sur le plan des valeurs sociales, chacun des éveils historiques a mis l’accent sur des idées différentes : le premier sur les droits naturels décernés par Dieu et sur la corruption des colonisateurs; le second, sur le salut individuel qui ne peut être obtenu que grâce à une vie non corrompue (le fait d’exploiter des esclaves étant une corruption mortelle, le pire des péchés); le troisième considérait que la société peut corrompre l’homme, et qu’il faut corriger les institutions sociales pour éviter à l’homme de sombrer dans la corruption.
Et le quatrième, que nous connaissons aujourd’hui? Il s’articule autour de quelques idées fortes. La première, c’est que l’individu est responsable de son destin. Les obstacles légaux à l’égalité ayant disparu du fait du 3ème éveil, la pauvreté et la corruption sont d’essence individuelle. La seconde tourne autour des valeurs familiales. Il s’agit d’une contre-révolution vis à vis des valeurs qu’en France on qualifie de 68ardes – à savoir, l’hédonisme sexuel, le multipartenariat, et la liberté des moeurs. La troisième, c’est que la lutte mondiale contre la pauvreté passe par l’adoption de ces valeurs dans le monde entier – que l’égalitarisme, la famille, les valeurs de la démocratie libérale et du conservatisme, doivent s’imposer dans toutes les cultures des pays pauvres pour sortir leurs habitants de la misère.
Et non seulement ces idées sont devenues de façon écrasante majoritaire aux USA, mais en plus, il se trouve qu’elles apportent une réponse bien meilleure que celle du troisième Eveil aux problèmes de société du monde contemporain. C’est ce que montre Fogel, mais on peut rappeler quelques idées : il se trouve par exemple qu’une part considérable de la hausse des inégalités aux USA provient des divorces et des familles monoparentales. La réforme du welfare adoptée par Clinton, un véritable succès, a fonctionné parce qu’elle a poussé les pauvres vers le monde du travail, au lieu de leur verser des aides sans les inciter à se “reprendre en main”.

Ce genre de discours est globalement inaudible en Europe, tout particulièrement en France. Pour quiconque a regardé la télévision française au cours des dernières semaines, les évangélistes qui votent pour Bush sont des petits blancs fascisants et fanatiques, des ploucs du midwest ou des texans grotesques fanatiques de leur flingue. Mais c’est faire insulte au fait que ces mouvements – les promise keepers qui s’engagent à ne pas tromper leur épouse légitime, les membres de la NRA attachés à leur droit de détenir des armes sont immensément, et profondément, populaires et enracinés aux Etats-Unis. La carte électorale est spectaculaire : les Etats qui ont voté pour Kerry produisent les 2/3 du PIB du pays. Les démocrates ne sont pas le parti de la défense des pauvres : ils sont le parti des cols blancs, la bourgeoisie américaine vote massivement pour eux et partage leurs valeurs, comme le montre jusqu’à la caricature une femme comme Theresa Heinz Kerry, épouse du candidat malheureux, multimillionnaire, amie des minorités, et démocrate. Un éditorialiste remarquable, proche des démocrates, Nicholas Kristof, le constate avec effarement : les pauvres votent pour les candidats des riches (car la politique de Bush a massivement privilégié les plus riches et les lobbies industriels). Pourquoi? Parce que Bush, mieux que tout autre, a su se concentrer sur des valeurs simples : Dieu, les excès de la défense des minorités (notamment le mariage gay), le droit de détenir des armes entre autres. Pendant ce temps, Kerry parlait guerre en Irak, compétence, scandale des cadeaux aux riches. Le résultat a été net et sans bavure : Il y a eu une mobilisation forte de l’électorat, mais c’est l’électorat conservateur, hostile aux droits des minorités (il faut voir la quantité de projets de loi d’interdiction du mariage gay qui ont été passés durant cette élection) qui s’est imposé contre les internationalistes qui représentent la quintessence des valeurs du troisième grand Eveil.
Car c’est l’autre idée présentée par Fogel : ce sont les républicains qui sont le plus en phase avec le quatrième grand Eveil. Et les réactions des démocrates montrent que pour l’essentiel, ils sont encore dépassés. La réaction de Kristof est significative : comment se fait-il que les pauvres ne votent pas pour nous, alors que nous leur promettons des aides financières, au lieu de valeurs chrétiennes ringardes? La réponse est en fait dans la question : parce que pour une bonne partie des américains, ces valeurs conservatrices sont plus importantes, et plus utiles, que des aides financières. Et le pire, c’est qu’ils ont probablement en grande partie raison. Les idées de Bush qui font horreur aux européens – conservatisme social, exportation des valeurs culturelles – sont en réalité profondément ancrées dans la société américaine, et pour longtemps.
Le décalage entre l’Europe et les USA vient aussi de cette différence de religiosité et dans l’impact des idées du quatrième Eveil dans notre continent. Les reportages hallucinés des journalistes français sur les évangélistes et sur Bush sont significatifs de cette incompréhension complète. A ma connaissance, seul Guy Sorman, dans son dernier livre consacré aux USA, parvient à associer ce décalage culturel à la pratique religieuse et idéologique. Dans ma chronique du livre de Fogel, j’écrivais qu’en Europe “cette doctrine religieuse peine à trouver une traduction politique. Les mouvements anti-avortement, les mouvements type “promise keepers” (refusant de multiplier les relations sexuelles avant le mariage) etc. ne trouvent guère d’echo en Europe, contrairement aux mouvements assis sur les ruines intellectuelles du marxisme. Est-ce une question de temps avant qu’on ne voie apparaître ce type d’évolutions politique en Europe? Ou le modèle décrit par Fogel n’est-il réservé qu’aux USA?”
Je n’ai toujours pas la réponse à cette question. Il est fort possible que le décalage entre l’Europe et les USA ne fassent que s’accentuer… Mais la convergence est aussi possible. La destitution de Rocco Buttiglione ne va pas dans le sens de la convergence en tout cas.
En attendant, les démocrates sont sur le reculoir, et il est possible qu’ils explosent. Ils sont en effet tiraillés entre des mouvements actifs, type MoveOn.org, qui constituent des troupes et des capacités de mobilisation importantes, découvertes avec la candidature de Howard Dean; et un establishment du parti plutôt centriste, et probablement capable (en reproduisant la stratégie de Bill Clinton, le seul démocrate du quatrième Eveil) de s’adapter aux nouvelles valeurs des électeurs. Selon moi, seule une stratégie type “troisième voie” Blairiste peut les remettre sur le chemin du pouvoir. Les idées du type de “MoveOn” (ne parlons même pas de celles de Michael Moore) sont tout simplement en complet décalage avec la réalité de la société américaine. Mais il est possible aussi qu’ils se marginalisent, et deviennent à l’avenir ce que le parti travailliste britannique a été à l’Angleterre des années 80. La messe n’est pas dite, et il leur est probablement possible de réserver aux républicains le sort que les travaillistes ont réservé aux tories anglais. Les démocrates qui croient en tout cas en ce moment que les évolutions démographiques finiront par leur donner la victoire et qu’ils finiront par mettre les ploucs réacs au rancard dessinent le scénario de leurs échecs futurs.
En tout cas, il ne faut pas oublier une chose. Bush est peut-être en pleine phase avec les idées majoritaires dans la société américaine, il n’en reste pas moins, comme son père, un individu insuffisant et limité, qui ne s’entoure que de sycophantes, qui a poussé le clientélisme à un degré qui dépasse l’entendement, qui refuse de quelque façon que ce soit d’être rendu responsable de ses actions. Cette caractéristique a accompli quelques résultats notables; elle a néanmoins et surtout conduit à des erreurs grossières et inacceptables, notamment en Irak, ou il est tout simplement insupportable que la mortalité soit aujourd’hui supérieure à celle qui prévalait sous Saddam Hussein.. Sur le plan économique, elle peut avoir sur l’économie américaine le même effet que la politique de Nixon durant les années 70 : 15 ans de déclin pour punition. Il n’est d’ailleurs pas impossible que comme ce prédecesseur, Bush termine son mandat prématurément, noyé dans les scandales.
Paradoxalement, les américains ont mis Bush face à ses responsabilités. Durant son prochain mandat, soit ses politiques ont finalement réussi, et il est légitime qu’il en tire un avantage. Soit elles mènent l’Amérique à l’échec, et il en pâtira pendant quatre années. Ce soir, un petit fond de Schadenfreude me conduit à me réjouir de la mine déconfite de médias et des politiques français dont la médiocrité a atteint des sommets dans leur exposition et leur commentaire de cette campagne électorale; mais je ne peux pas cacher non plus ma déception face à ce résultat qui, indépendamment des questions idéologiques et des grands mouvements d’idées, consacre la victoire de la médiocrité, de l’irresponsabilité et de la prévarication.

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Alexandre Delaigue

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