v1a.gra, v1co.d1n, et le théorème de Coase

Ce week-end, j’ai été absent de mon domicile pendant trois jours. A mon retour, en consultant ma boîte de courrier électronique, elle contenait plus de 200 messages. Sur les 200, 8 étaient de véritables messages ; tous les autres étaient des “spams” me proposant des médicaments importés (de préférence des soins de la dysfonction érectile), diverses obscénités en vidéo, et autres virus. Mon cas n’est pas isolé : récemment, l’adresse mail de ce site s’est vu proposer par un soi-disant millionnaire Ivoirien désireux d’investir en France la somme de 5 millions de dollars ; de façon générale, les “pourriels” représentent la majorité du trafic de courrier électronique sur Internet, et leur proportion ne cesse de croître. Les émetteurs de ce genre de pollution (qui gagnent fort bien leur vie de cette façon) bénéficient d’un avantage que leur offre l’évolution technologique : la possibilité d’envoyer pour un coût nul le même courrier à des millions de destinataires simultanément. En faisant ce type d’envois chaque jour, ils peuvent espérer trouver des clients (ou, le plus souvent, des victimes) en nombre suffisant pour en retirer un bénéfice. Au passage, ils causent un désagrément extrêmement pénible pour tous ceux qui doivent chaque jour recevoir leur prose. Comme pour tous les problèmes de pollution, l’analyse économique a quelques propositions pour faire disparaître ce fléau.

Selon l’analyse économique, tout problème de pollution résulte de ce que les droits de propriété sont incomplets. Pourquoi une usine pollue-t-elle une rivière, causant des dommages aux gens qui habitent en aval ? Parce que la rivière n’appartient à personne tout en étant utile à tout le monde. Si la rivière appartenait aux habitants en aval, ils pourraient exiger de l’entreprise qu’elle s’équipe d’un système antipollution ou qu’elle rejette ses déchets ailleurs que dans leur propriété ; si la rivière appartenait à l’usine, ils paieraient celle-ci pour son usage, et paieraient plus pour une rivière non polluée, incitant l’usine à leur fournir une eau de bonne qualité. Le théorème de Coase démontre que quel que soit le système de droits de propriété mis en place, au final, si la pollution entraîne plus de coûts qu’elle ne génère d’avantages, les moyens de sa disparition seront mis en place. La façon dont les droits de propriété sont alloués ne fait que déterminer celui qui paiera pour cette mise en place. Mais sans droits de propriété, la pollution continuera.

Or le problème du spam résulte directement d’un problème de propriété. Il paraît que ma boîte de courrier électronique m’appartient : en pratique, cette propriété n’est pas respectée. Ce qui permet aux aigrefins spammeurs de la remplir de leurs ordures, à ma charge de les éliminer. Bien évidemment, il existe des solutions technologiques pour préserver sa propriété ; mais ces solutions sont bien imparfaites. J’ai ainsi fait l’acquisition d’un logiciel antispam « Bayesien » et d’un antivirus qui filtrent mes courriers entrants, mais ce filtrage n’est pas idéal. Quelques spams passent à travers ; surtout, ces filtres considèrent comme spam des courriers commerciaux qui m’intéressent (comme les suggestions d’Amazon.com ou le sommaire de diverses revues auxquelles je suis abonné) ce qui m’oblige régulièrement à passer en revue les courriers filtrés pour voir si des choses intéressantes ne s’y trouvent pas. Par ailleurs, ces différents filtres sont coûteux, et entraînent une « course aux armements » contre les spammeurs, qui cherchent à construire des messages passant les filtres, rendant nécessaire des rajustements permanents.

Les solutions publiques contre le spam sont inefficaces : imaginons que divers Etats interdisent cette pratique. Outre qu’il est difficile de différencier le spam de pratiques commerciales publicitaires normales (après tout, l’industrie pornographique a le droit d’envoyer des mailings, comme n’importe quelle industrie), il restera toujours quelques pays à la législation favorable d’où les spammeurs pourront continuer à mener leurs activités. Une taxe sur l’envoi de courrier électronique sera elle aussi parfaitement inefficace et nuisible : elle n’a aucune chance d’être adoptée dans tous les pays, permettant aux spammeurs de continuer ; par contre, elle risque de réduire l’émission de courriers électroniques souhaitables ou de ces courriers pas très utiles mais qui font tout le charme de l’e-mail (comme par exemple lorsque votre petit cousin vous envoie les 100 meilleures blagues de Guy Montagné).

Reste la solution du droit de propriété. Pour cela, voici une solution simple et élégante : obliger l’expéditeur de tout courrier électronique à payer un centime d’euro à chacun de ses destinataires. Chaque courrier envoyé, dans le même temps, est accompagné d’un accusé de réception que le destinataire peut décider de renvoyer ou non. S’il renvoie l’accusé de réception, la dette de l’expéditeur disparaît (chacun des deux a envoyé un courrier à l’autre, annulant la dette nette). Si le destinataire ne renvoie rien, la dette est due par l’expéditeur.

En quoi cela est-il une solution ? Premièrement, il faut se demander si elle est praticable techniquement. En pratique, ce serait assez facile ; il suffirait que chaque jour, les prestataires de service de courrier exécutent une opération de compensation automatique. Si par exemple AOL a envoyé 10 millions de mail vers Wanadoo, et que Wanadoo en a envoyé 10,003 millions, Wanadoo a un dette envers AOL – que l’entreprise peut prélever sur la facture de ses clients expéditeurs de courriers. Un tel système n’est techniquement pas très difficile à installer. Il suffit ensuite qu’une société fournissant une boîte aux lettres électronique n’accepte les courriers en provenance d’émetteurs qui acceptent ce système de compensation ; ce ne serait pas très difficile, car ce système n’apportant que des avantages aux clients, les prestataires de service seraient assez vite obligés de tous l’adopter (et les gens qui veulent toujours recevoir du courrier sans être payé pourraient trouver des entreprises leur offrant une boîte de courrier à partir de laquelle ils ne peuvent pas envoyer de courrier à grand monde). Certes, pour chaque courrier envoyé, ce sont deux courriers qui circulent (l’envoi et l’accusé de réception) mais ce serait bien mieux que le système actuel dans lequel pour un courrier normal envoyé, entre 5 et 10 spams circulent. Lorsqu’un ami ou une institution m’envoient un courrier utile, je renvoie l’accusé de réception ; quand c’est un courrier qui ne m’intéresse pas, j’encaisse le centime d’euro. Comme je veux continuer de recevoir des courriers utiles et amicaux, je serais incité à renvoyer l’accusé de réception dans ces circonstances.

Dans le même temps, je serais très désireux de recevoir le plus de spam possible (sans renvoyer l’accusé de réception bien entendu) : à 10 000 spams reçus chaque jour (sans même avoir à les lire), cela m’apporterait un complément de revenu fort appréciable de quelques 3 000 euros par mois. Bien évidemment, les spammeurs, eux, se retrouveraient assez rapidement ruinés par des gens comme moi cherchant à s’enrichir à leurs dépens et le spam disparaîtrait.

Dans ce système, les entreprises qui envoient des courriers massifs à un grand nombre de clients potentiels ne seraient incitées à le faire que dans deux situations : si le gain attendu de la campagne publicitaire est supérieur au coût (auquel cas cette campagne est avantageuse pour tout le monde), ou si l’information qu’elles apportent à leurs clients potentiels vaut plus pour eux qu’un centime d’euro. On dira, après tout, le client peut lire la publicité, la trouver utile, et ne pas renvoyer l’accusé de réception ; mais il suffit pour résoudre ce problème de remplacer l’annonce actuelle en bas des courriers permettant à l’utilisateur de se désabonner en cliquant par un « si vous voulez continuer de recevoir nos informations, renvoyez-nous un accusé de réception ». De même, les entreprises commerciales qui envoient des mails d’information sur l’achat à leurs clients (par exemple quand la SNCF vous envoie le récapitulatif de votre billet) peuvent bien facturer l’envoi du mail – à moins que le client ne renvoie l’accusé de réception.

Reste évidemment le cas de votre petit cousin qui vous envoie tous les jours les 100 meilleures blagues de Guy Montagné ; peut-être qu’un jour, un peu lassé de ces plaisanteries, vous exigerez qu’il vous verse un centime d’euro, provoquant un drame familial. Ceci dit, cela vaut mieux que la situation dans laquelle un jour, excédé, vous lui envoyez un mail d’injures indiquant que vous avez toujours détesté Guy Montagné.

Cette solution est théoriquement et pratiquement idéale. Sera-t-elle adoptée un jour ? Il est possible que le spam, à force de surcharger la bande passante et les espaces de stockage des fournisseurs d’accès, finisse par appeler une solution radicale. Dans ce cas, cette solution serait probablement la meilleure pour les particuliers que toutes les autres, notamment celles qui rendent nécessaire une action publique ; il est cependant à craindre que la manie actuelle de nos dirigeants de vouloir régenter dans le détail les modes de vie des gens tout en pressurant leur porte-monnaie les inciterait à des solutions nettement moins avantageuses.

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Alexandre Delaigue

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