Savoir qui a raison dans la sordide discussion de marchands de tapis autour du budget européen n’a pas grand intérêt; c’est cependant l’occasion de rappeler à quel point la politique agricole commune européenne (PAC) est une aberration qui devrait être supprimée ou pour le moins, très fortement amendée, le plus rapidement possible. Comment peut-on oser réclamer le maintien d’une politique coûteuse, nuisible, inefficace, et injuste?
Dans le précédent post, j’ai expliqué pourquoi l’argument selon lequel l’argument le plus souvent invoqué à l’encontre de la PAC – que sa suppression, avec celle des autres subventions agricoles des pays développés, bénéficierait aux pays les plus pauvres, est très discutable. S’il faut supprimer la PAC, c’est pour d’autres raisons bien plus définitives.
Comment fonctionne la PAC? Elle consiste à garantir sur les marchés européens des prix supérieurs à ceux qui prévaudraient spontanément. Cela génère des excédents de production qui sont achetés aux agriculteurs, ou font l’objet de soutiens massifs à l’exportation (sans quoi les prix de ces produits seraient supérieurs aux cours mondiaux). Cela signifie que les consommateurs européens paient deux fois pour la PAC : une première fois sous la forme de subventions versées aux agriculteurs financées par l’impôt, et une seconde fois sous forme de prix élevés des produits agricoles. Et ce coût est considérable : la PAC engloutit 47% du budget européen (dont un quart pour la France), soit près de 50 milliards d’euros; c’est de loin le premier poste de dépenses de l’Union Européenne. Et ce coût budgétaire n’est pas le seul en cause.
En effet, en renchérissant les produits agricoles, la PAC impose une ponction sur le revenu des consommateurs européens (qui vient s’ajouter aux impôts payés qui viennent directement alimenter la PAC). On pourrait dire cependant que ce renchérissement ne constitue qu’un transfert : ce que les consommateurs paient, les agriculteurs le touchent. Sauf que dans l’opération, se crée une perte (due à la réduction du volume échangé) que les économistes appellent “perte sèche” qui n’est touchée par personne. Par exemple, aux USA, les subventions sucrières rapportent 1 milliard de dollars chaque année aux producteurs, pour un coût de 1.9 milliard de dollars pour les consommateurs : la différence (900 millions de dollars) est la “perte sèche” qui n’est perçue par personne. En Europe, cette perte sèche due aux subventions agricoles est de l’ordre d’une dizaine de milliards d’euros au total (les estimations varient mais l’ordre de grandeur reste le même : voir par exemple cet article ou celui-là). Il faut noter également que ce coût est extrêmement régressif, dans la mesure ou il est majoritairement subi par les consommateurs à faible revenu, qui consacrent une plus grande part de celui-ci à l’alimentation.
Et pour ces dépenses, que reçoit-on? La réponse est “pas grand-chose”. Si l’on croit les promoteurs de la PAC, celle-ci sert à garantir le revenu des agriculteurs : mais cette “garantie” est un leurre pour plusieurs raisons (on se référera à ce document pour les données suivantes).
Tout d’abord, le mode de distribution des aides, largement lié à la production, bénéficie de façon disproportionnée à quelques exploitants. 4% des exploitations agricoles (celles qui réalisent une marge supérieure à 400 000 euros annuels) reçoivent 21% des aides totales; dans le même temps, 39% des exploitations, celles qui réalisent une marge inférieure à 10 000 euros annuels, reçoivent 8% des aides. Cette inégalité a été amplifiée avec l’entrée des nouveaux membres dans l’Union : les pays riches ont en effet, par pur égoïsme, limité considérablement les aides dont bénéficient les nouveaux arrivants, au point qu’un agriculteur polonais, 12 fois moins riche qu’un agriculteur français, reçoit dix fois moins d’aides agricoles que celui-ci : on a beau se gargariser de “solidarité”, la charité bien ordonnée des pays européens commence par eux-mêmes; les polonais, mécontents de l’absence de référence aux “valeurs chrétiennes” dans la constitution européenne, peuvent toujours se consoler en se disant que la PAC obéit à “l’effet Matthieu” des évangiles : “Car on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré”.
Cet “effet Matthieu” est d’ailleurs très net dans la distribution des aides agricoles à l’intérieur des pays. Récemment, en Angleterre, la liste des récipiendaires des aides de la PAC a été rendue publique; le résultat est accablant. La première exploitation bénéficiaire reçoit ainsi 100 millions de livres annuellement pour exporter du sucre; les premiers bénéficiaires reçoivent aux alentours de 20 millions de livres; la reine d’Angleterre reçoit plus d’un million d’euros en aide, sans compter ses exploitations en Ecosse (dont les subsides n’ont pas été rendus publics). En France bien entendu, ce genre d’opération qui établirait la vérité sur les bénéficiaires principaux de la PAC n’a jamais été menée; il est certain cependant que parmi les “pauvres paysans” (comme disait Fernand Raynaud) qui bénéficient des aides les plus importantes, on trouverait la famille princière de Monaco (grands propriétaires terriens sur le territoire français) ou les élevages de chevaux de Lagardère.
Ce système est incroyablement pervers : en versant des miettes à l’essentiel des petits agriculteurs ne faisant que peu de bénéfices (et qui sans la PAC se trouveraient en perte), il s’attire la sympathie autour de la personnalité du “petit agriculteur”, ainsi que de la main d’oeuvre abondante pour remplir des préfectures de fumier au cas ou il faudrait faire le coup de main; dans le même temps, l’essentiel des versements est concentré sur quelques bénéficiaires déjà fortunés qui sont ceux qui tirent réellement avantage du système.
Par ailleurs, la part des aides qui contribuent réellement au revenu des agriculteurs est beaucoup faible que leur coût budgétaire : une bonne partie des aides est au bout du compte dissipée, au point que seulement 25% des aides contribue au revenu agricole. Comment fonctionne ce mécanisme? Lorsqu’un agriculteur est aidé, il va produire plus, et pour cela acheter plus de terres, de machines, et d’intrants agricoles; mais si tous les agriculteurs sont aidés, la demande de ces facteurs de production va augmenter, et leur prix également : au final, ce sont les propriétaires terriens, les producteurs d’intrants agricoles, et les banques prêteuses, qui vont toucher une bonne part des revenus versés. Dans le même temps, la production agricole accrue réduira les prix de vente, ce qui fait qu’une part des aides sera absorbée par les intermédiaires de la distribution. Tout cela crée des déperditions énormes.
On pourra dire que cela avantage les agriculteurs propriétaires de leurs terres : mais cet avantage n’a été acquis qu’une fois, lors de l’apparition des aides agricoles. Ce sont les propriétaires de cette époque qui ont bénéficié : ensuite, lorsqu’ils revendent leur terre, les subventions sont intégrées dans le prix de revente et le revenu du nouveau propriétaire n’augmente pas (ce qu’il gagne en subvention, il l’a perdu en achetant sa terre plus cher).
Il est fort probable qu’en élevant le prix des terres et des intrants agricoles, ce mécanisme a contribué à l’exode rural : en effet, cela limite la capacité des nouveaux agriculteurs à s’installer, en créant une prime aux propriétaires existants. Face aux lourds investissements que représente la création d’une nouvelle exploitation agricole, de nombreux jeunes ont préféré un revenu certain et urbain. La concentration des aides sur quelques exploitations, d’autre part, crée une prime à la taille qui n’a pu que contribuer à la concentration de la production agricole française.
Il faut comparer cette réalité de la PAC aux justifications de ceux qui disent qu’elle contribue à la sauvegarde de la “culture rurale” et que sans elle, “il n’y aurait plus d’agriculteurs” : rien n’est plus faux. Bien au contraire, la PAC a transformé la culture rurale en culture industrielle de l’agro-alimentaire; et elle a amplifié l’exode rural, réduisant encore les opportunités des jeunes agriculteurs. Sa contribution au revenu agricole est faible, et incroyablement inégalitaire. Si l’on considère que la culture rurale mérite d’être préservée, et qu’il faut une certaine dose de redistribution vis à vis des agriculteurs (ce qui est parfaitement recevable), il faut comprendre que la PAC est un moyen médiocrissime d’atteindre ces objectifs.
Il existe un argument proche de celui-ci, selon lequel la PAC viserait à protéger les agriculteurs des risques spécifiques qui touchent leurs revenus : fluctuations des cours et aléas climatiques. Mais cette protection est médiocre, car l’essentiel des aides est concentré sur des secteurs fixes, et qu’il n’y a pas assez pour protéger les agriculteurs des fluctuations des cours, ce qui provoque des éruptions de violence régulières; par ailleurs, l’idée de protéger les agriculteurs des baisses de cours, intéressante sur le papier, n’est pas sans limites : faut-il subventionner les producteurs de topinambours, alors que les français n’achètent plus de ce légume fort peu savoureux? Faut-il subventionner les producteurs de tabac, tout en dépensant des sommes considérables pour dissuader les gens de fumer? Les fluctuations de prix constituent aussi un moyen d’indiquer aux agriculteurs ce qu’ils doivent produire pour satisfaire les consommateurs.
“Oui, mais la PAC est le moyen de notre sécurité alimentaire; elle a permis de moderniser notre agriculture et d’atteindre ladite indépendance” répond-on. Voire. Il y a là encore de bonnes raisons de douter. Tout d’abord parce que la sécurité alimentaire ne se confond pas avec l’indépendance alimentaire : la sécurité alimentaire implique également la qualité des produits. Or, lors de la conception de la PAC, les agricultures européennes étaient de productivité différente : soutenir de façon égale tous les pays aurait conduit à des disparités, les pays moins bien dotés en avantages pour l’agriculture recevant moins. On a donc décidé de l’adoption du “standard de Duisbourg” du nom de la région d’Allemagne de l’ouest dont les terres agricoles étaient les moins fertiles : l’idée était de calibrer les prix agricoles de façon à rendre rentables ces terres. Le résultat a été catastrophique en termes de qualité : les agriculteurs naturellement avantagés en matière agricole ont subi la concurrence subventionnée d’agriculteurs normalement non rentables; la seule solution pour eux a été la mécanisation à outrances de l’agriculture, l’intensification de la production, la consommation massive d’intrants : il en a résulté une production agricole standardisée, ayant perdu tout son caractère de terroir, et des effets extrêmement nocifs pour l’environnement, pollué à grands coups de nitrates et de pesticides.
Si au moins cette détérioration de la qualité s’était traduite par l’indépendance en matière d’approvisionnements agricoles… Mais ce n’est même pas le cas. Pour maintenir son niveau de production, l’agriculture européenne doit importer des engrais et autres intrants, et des machines agricoles : on importe des engrais au lieu d’importer des grains. Où est l’avantage en terme “d’indépendance”?
Par ailleurs, les besoins des consommateurs ont changé depuis l’époque de l’après-guerre, ou il fallait avant tout couvrir les besoins caloriques de la population. Aujourd’hui, la régularité des approvisionnements signifie, pour les consommateurs, de par exemple bénéficier de fruits et de légumes frais tout au long de l’année. Pour cela, avoir la possibilité d’accéder à des produits importés est beaucoup plus pratique que de dépendre exclusivement des producteurs nationaux. La demande de qualité des produits accrue, de préservation de l’environnement rural, exigera de toute façon une diminution des rendements agricoles. En favorisant la production intensive de produits standardisés, la PAC empêche les agriculteurs de satisfaire ce type de demande.
La PAC est aujourd’hui un fiasco intégral, incapable d’atteindre ses objectifs, pour un coût élevé, et inégalitaire. En Europe, son poids énorme dans le budget nuit à d’autres priorités; dans les négociations commerciales internationales, la position européenne (en réalité française) est de plus en plus intenable, empêchant des accords commerciaux qui bénéficieraient à de nombreux secteurs d’activité; Comme on l’a vu précédemment, cette protection nuit aux pays en voie de développement à revenu intermédiaire, comme l’Argentine et le Brésil. Réformer la PAC exigerait de plafonner les aides par exploitation, afin d’en faire effectivement un instrument redistributif; et de focaliser les aides sur les petites exploitations, dont l’effet distorsif sur les cours mondiaux des produits agricoles est faible. Aller dans cette direction permettrait de construire une politique agricole aux effets négatifs limités et atteignant véritablement ses objectifs. Avec les dirigeants français actuels, il n’y a hélas aucune chance que cela se produise.
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